Reste avec moi

Ayòbámi Adébáyò

Dans ce roman, le chiffre fatidique est 4, comme ces quatre années d’un couple marié, vécues sans la naissance d’un bébé, tant attendue par les familles et la tradition.

Mais qui incriminer dans une telle situation, sinon l’épouse «stérile », surtout quand le mari est l’aîné d’une fratrie, qui se doit d’assure la descendance ?

Le récit a pour toile de fond, les bouleversements, coup d’état et autres cas d’insécurité, dans le Nigéria des années 80, un pays traversé par les violences, et les démons des troubles politiques, qui sont le lit d’une réelle instabilité.

L’auteure nous raconte l’histoire d’une femme, dont le portait laisse apparaître une quête de maternité, mais surtout un choix intense de liberté, envers et contre tous et tout.

Sur une vingtaine d’années environ, de 1985 à 2008, les deux personnages de Yéjide et de Akin, vont passer d’une merveilleuse histoire d’amour, bâtie sur un coup de foudre depuis l’université d’Ifé, et leur mariage, à un affreux et terrible coup du sort, né de leur impossibilité d’avoir un enfant.

 

Même si tout s’est enchaîné comme dans un rêve magique, l’amour, hélas, ne suffit pas, face à la pesanteur des traditions aveugles : un fils aîné doit offrir un héritier à ses parents, coûte que coûte. Et la seule coupable ne peut être que la femme, donc Yéjide.

Alors, pour cette dernière, mise à l’index, c’est le début d’un long chemin, où, convaincue de sa propre culpabilité, elle consulte tous les spécialistes, médecins, sorciers, faux prophètes, avale toutes sortes de potions étranges et « miraculeuses », prend tous les médicaments, dans une longue et douloureuse quête de maternité, qui exigera d’elle des sacrifices inimaginables.

Car, la seule manière de sauver son mariage, c’est d’avoir un enfant.

Les deux familles, réunies, le lui font savoir d’une manière brutale, en lui emmenant à domicile, la deuxième femme d’Akin, qu’elles ont choisie pour lui, sa co épouse Funmilayo : «  Eh bien, première femme d’Akin, voici la nouvelle épouse de ton mari. C’est un enfant qui appelle un autre enfant à venir au monde. Qui sait, le Roi du ciel répondra peut-être à tes prières, grâce à elle. Une fois qu’elle tombera enceinte et aura une progéniture, nous sommes persuadés que tu en auras une aussi… ».

De plus, cette intrusion sans ménagement dans sa vie privée, est justifiée !

C’est dans cette alternance, de deux époques et deux voix, que se déroule cette dualité-confrontation maternité-épouse, qui va mettre Yéjide dans une position bancale et ambiguë, attirée par la vision de Moomi, qui défend ardemment la nécessité de la souffrance dans la maternité : « Moomi m’avait expliqué qu’avant d’implorer Dieu pour qu’il me donne un enfant, je devais d’abord Lui demander la grâce d’être capable de souffrir pour cet enfant. Selon elle, je n’étais pas encore prête pour être mère si je perdais connaissance après trois jours de jeûne ».

Or, Yéjide se demandait si elle était prête pour souffrir, même si elle souhaitait enfanter : « J’étais déchirée. Je voulais cette chose que je n’avais jamais eue. Je voulais être mère, je voulais que mes yeux brillent d’une joie et d’une sagesse secrète, comme ceux de Moomi. Pourtant, j’étais terrifiée par cette souffrance dont elle parlait ». D’où ce sentiment mitigé.

Mais a-t-elle le choix devant Funmi, sa rivale, qui doit devenir en même temps, sa sœur, son amie, et sa fille ?

Dans un langage imagé, où tous les mots ont un sens caché, Yéjide sait qu’aux yeux de la société, ce sera le mot « insuffisance », qui, dorénavant, la qualifiera le mieux : « Je frémis en attendant Iya Martha me présenter comme l’iyale de Funmi. Le mot grésilla dans mes oreilles. Iyale « première épouse ». C’était un verdict qui me définissait comme une femme insuffisante pour mon mari ».

Dans ce roman plein de verve et de couleurs, à l’écriture riche et épanouie, la romancière décline, au-delà des problèmes inhérents à chaque couple, la difficulté d’être une femme, dans une société africaine, très patriarcale, et où la polygamie pèse de tout son poids. Elle nous déclame le chant de la non maternité malheureuse, traumatisante, et pleine de culpabilité.

Ce livre couvre les champs de la famille, de l’amour, de la place de la femme, de l’instabilité des régimes totalitaires, et des dictatures militaires, du droit d’aînesse, de la perte et des renoncements des individus, de l’opposition entre la culture traditionnelle et la culture occidentale.

Et dans cette histoire de la maternité, s’affrontent les deux figures de la mère, et de l’épouse : « Être une bonne mère n’est pas facile… une femme peut être une mauvaise épouse, mais elle n’a pas le droit d’être une mauvaise mère », dira Moomi, la mère d’Akin, sentencieuse. La mère prime sur l’épouse, dixit la société !

Cette intrigue sombre et émouvante, qui plante le décor et le contexte du Nigéria en crise, des années 80, dessine une société imprégnée de traditions et de superstitions, dont l’omniprésence de la grande famille, au sens large, intrusive, et complexe. La femme y est méprisée, condamnée et rejetée, surtout quand elle est accusée de stérilité.

Ici, les questionnements tournent autour, de l’amour, de la maternité, du deuil, de la maladie mentale, de l’impuissance masculine, et de la résilience.

Le désir obsessionnel d’enfant, jusqu’à l’hystérie, n’empêche pas Yéjide, d’avoir une intériorité singulière à préserver : « Ce qui est important est en moi en sécurité au fond de mon cœur, comme dans une tombe, dans un lieu éternel. Ma malle au trésor aux allures de cercueil ». Un sombre sentiment, mais indélébile dans sa profondeur.

Yéjide aura finalement des enfants : Olamide, Sesan Ige, Rotimi, mais au prix de quelles souffrances !

Ce livre, déchirant, bouleversant, va nous amener jusqu’aux frontières de l’indicible, de l’insoutenable, avec les personnages. Tous les deux, après introspection, vont se retrouver face à eux-mêmes.

Yéjide dira, après avoir fait l’amour avec Dotun, son beau-frère : « Je restais là jusqu’à l’aube, nue, écoutant les ronflements de mon fils, méprisant la femme que j’étais devenue », là où Akin constatera : « Rotimi me sauva du dégoût de moi-même et m’aide à retrouver le chemin de l’espoir ».

La rédemption des parents, vient de l’innocence des enfants, qui leur donnent une mauvaise conscience salvatrice.

Pourtant, en réalité, cette situation si destructrice pour Yéjide, est un marché de dupes, né de la complicité des deux frères, Akin et Dotun, de leur Pacte sacré, scellé dans le sang de leur fraternité, en fait de la conspiration ourdie, pour cacher l’impuissance de l’époux, véritable cause de la « stérilité » de Yéjide. Le véritable Deus ex machina, qui tire les ficelles dans l’ombre, et dans le plus grand des silences et secrets, est Akin, qui se cache derrière sa honte, et son déshonneur d’homme au sexe flasque et mou.

Pourtant, Yéjide avait trouvé la paix, quant à la situation polygamique : « J’étais prête à partager. Un homme n’est pas quelque chose qu’on peut garder pour soi ; un homme peut avoir plusieurs épouses, mais un enfant ne peut avoir qu’une seule mère. Une seule ». Donc, elle en avait déjà fait son partie, et son deuil.

Seulement, elle se sent flouée, parce que manipulée, chosifiée, objet de petits et viles marchandages familiaux entre frères.

Elle avait même compris et entériné les terribles paroles de Moomi : « Ce sont les femmes qui fabriquent les enfants et si tu n’y arrives pas, c’est que tu es un homme. On ne devrait pas te considérer comme une femme », en ravalant sa honte et son humiliation.

Mais là, elle s’est sentie trahie, dans une manipulation qui, à aucun moment, n’a fait cas de sa dignité et de sa liberté de femme, d’être humain tout simplement.

Pourtant, elle est convaincue qu’il y’a un mystère dans l’amour, qui dépasse jusqu’aux amoureux : « Yéjide, l’amour, c’est se mettre à rude épreuve… Je ne compris jamais vraiment le sens de cet adage… », pense-t-elle, dubitative, de la pensée de son père.

Mais en vérité, en quoi cette vision est-elle si différente de celle d’Akin, qui raconte son coup de foudre, et les forces et les faiblesses de l’amour, dans toute sa complexité ? « Je suis tombé amoureux de Yéjide dès le premier instant. Aucun doute là-dessus non plus. Mais même l’amour est impuissant face à certaines choses. Avant de me marier, je croyais que l’amour était capable de déplacer des montagnes. Je ne tardais pas à comprendre qu’il ne pouvait pas supporter le poids de quatre années sans enfant. Si le fardeau est trop lourd et demeure trop longtemps, même l’amour plie, se fend, manque de se briser et parfois se brise. Mais ce n’est pas parce qu’il est en mille morceaux à vos pieds, que ce n’est plus de l’amour ». Donc, nous pouvons espérer pour la pérennité de leur relation amoureuse.

D’où l’espoir que suscitent leurs retrouvailles, d’autant plus qu’elles se sont passées autour du miracle de la présence de Rotimi, que sa mère Yéjide croyait morte et enterrée.

De la destruction du couple, et des rancœurs, doit naître la rédemption, autour de deux choses : le fait de s’entendre nommer, après le rêve de nommer sa mère, « Moomi ; puis le rêve de partir ailleurs, pour recommencer une nouvelle vie, dans un lieu porté par l’à-venir. Deux rêves accomplis !

Alors, Yéjide nous exprime son bonheur : « Je comprends comment un mot, que les autres utilisent tous les jours, peut devenir quelque chose que l’on murmure dans le noir, pour apaiser une blessure qui ne guérit pas. Je me rappelle avoir pensé que je ne l’entendrais jamais sans m’effondrer un peu, je me rappelle m’être demandé si j’aurais un jour l’occasion de le prononcer tout haut. C’est pourquoi entendre ce simple mot est un cadeau pour moi, la promesse d’un nouveau départ en ce monde… Tout au fond de mon être, quelque chose se déploie, la joie m’envahit, une sensation que je ne connais pas encore mais qui s’impose à moi, et je sais que ça aussi, c’est un début, la promesse de merveilles à venir ».

Et pourquoi pas, pour couronner le tout, accomplir son vieux rêve ? « Je grimpai dans un bus à destination de Jos. Jos, parce que j’avais entendu dire que c’était la plus belle ville du Nigéria et que j’avais toujours rêvé d’y aller ».

Oui ! Le geste simple de monter dans un bus en partance, pour s’éloigner des vicissitudes de la vie, comme un certain personnage, à la fin du roman « Né un mardi », de l’écrivain Nigérian Elnathan John !

Le voyage serait-il la dernière promesse d’espoir de l’humanité ?

Dr Ndongo MBAYE

Poète-écrivain, sociologue et journaliste

Professeur d’université

Directeur de la Collection Poésie « Paroles arc en ciel », des éditions Lettres de Renaissances (Paris et Sénégal)

Membre d’Honneur du Cénacle Européen Francophone, Fondateur des Prix Léopold Sédar Senghor : «  des Arts et des Lettres », et « de Poésie » (France)

Prix 2020 du Mois de l’Histoire des Noirs à Laval, au Québec 

Membre d’Honneur de l’Alliance contre le Crime Organisé en Afrique (ACCA).